Le Chemin de Croix de Decazeville :
un chef-d’œuvre inattendu de Gustave Moreau
Au cœur de l’église Notre-Dame de Décazeville, bâtie pour accompagner la naissance de la cité minière, se cache un trésor méconnu : un chemin de croix peint en 1862-1863 par Gustave Moreau, maître du symbolisme. Unique dans l’histoire de l’art religieux, cet ensemble de quatorze toiles allie intériorité mystique, sens du silence et profondeur spirituelle. Une rencontre rare entre la foi populaire et la peinture visionnaire.
Lorsque débute la commande, Decazeville n’a pas encore trente ans d’existence.Fondée en 1826 par le duc Élie Decazes autour des houillères du bassin d’Aubin, la ville connaît une croissance fulgurante. Le charbon, les forges et la mine attirent des milliers d’ouvriers : il faut construire écoles, logements, et bien sûr une église.
C’est la famille Cabrol, puissante lignée d’industriels et de bienfaiteurs, qui joue un rôle clé. François-Gracchus Cabrol, puis son fils Élie Cabrol, s’investissent dans la vie spirituelle de la jeune cité. Vers 1860, Élie commande un chemin de croix peint pour la nouvelle église Notre-Dame, alors en construction. Il veut un ensemble digne de la modernité industrielle et de la ferveur des habitants.
Il s’adresse à un jeune peintre déjà remarqué au Salon : Gustave Moreau (36 ans).
L’artiste, encore en quête de reconnaissance, accepte la commande, mais à une condition : ne pas signer. Moreau, qui se destine à la peinture d’histoire et à la mythologie, redoute que cette œuvre religieuse, jugée « mineure » par les cercles académiques, ne marque trop son nom.
De juin 1862 à février 1863, il réalise les quatorze toiles dans son atelier parisien. Chaque station mesure environ un mètre de haut, peinte à l’huile dans une palette sobre de terres, d’ocres et de gris bleutés.
Une fois livrées, les toiles sont installées à trois mètres de hauteur sur les piliers de la nef.
Les fidèles découvrent un chemin de croix d’une intensité silencieuse. Pas d’effusion dramatique ni de foule compacte : Moreau peint l’isolement, la lenteur, la douleur intériorisée. Le Christ n’est pas un martyr sanglant, mais une figure de lumière affrontant la fatalité avec dignité.
Pendant un siècle, les quatorze toiles dorment dans la pénombre de l’église. Certaines sont noircies par la fumée des cierges, d’autres menacées par l’humidité.
L’ensemble demeure anonyme, et peu à peu oublié. Il faudra attendre 1964 pour que Gilbert Bou, enseignant en arts plastiques, reconnaisse le style du maître symboliste.
Une expertise confirme la découverte. L’œuvre, classée Monument historique en 1965, est restaurée dans les années 1970 puis à nouveau au début du XXIᵉ siècle.
Aujourd’hui, elle se déploie dans la nef de Notre-Dame de Décazeville, à hauteur de regard, sous une lumière douce. L’Office de tourisme du Bassin Decazevillois propose régulièrement des visites guidées et des diaporamas commentés.
Les habitants redécouvrent ainsi que leur église abrite le seul chemin de croix symboliste connu au monde : un patrimoine exceptionnel, classé et préservé, qui relie la grande histoire de l’art à celle d’une cité minière aveyronnaise.
GUSTAVE MOREAU
1826-1898
Né à Paris en 1826, Gustave Moreau grandit dans un milieu cultivé. Très tôt passionné par l’art sacré et la mythologie, il étudie à l’École des Beaux-Arts et devient l’élève du peintre Chassériau.
Il échoue au Prix de Rome, mais trouve dans cet échec la liberté d’explorer son propre univers.
Dans les années 1860, il est encore peu connu. Le chemin de croix de Décazeville correspond à une période charnière : il sort d’une longue maladie et cherche un nouvel élan spirituel. Cette commande, modeste mais sincère, lui offre un terrain d’expérimentation
En travaillant sur la Passion, il découvre ce qui deviendra le cœur de sa démarche : l’expression du mystère intérieur.
Plus tard, il peindra ses grandes toiles symbolistes : Salomé dansant devant Hérode, L’Apparition, Jupiter et Sémélé… des visions oniriques, foisonnantes de symboles et d’allusions bibliques.
Mais le chemin de croix de Décazeville en demeure le germe : l’amorce d’une peinture du sacré dépouillée de tout décor terrestre.
Moreau terminera sa vie en professeur respecté, formant des artistes comme Henri Matisse ou Georges Rouault, qui puiseront à leur tour dans cette spiritualité picturale.
le chemin de croix
notre-dame de decazeville
I
Jésus est condamné à mort
Le Christ, calme et lumineux, se tient face à Pilate, seul dans l’ombre du pouvoir.
II
Jésus est chargé de sa croix
La croix, immense, pèse de tout son poids sur le monde ; la lumière émane du visage du condamné.
III
Jésus tombe pour la première fois
Chute silencieuse, presque paisible : la souffrance devient prière.
IV
Jésus rencontre sa Sainte Mère
Deux regards se croisent ; la douleur et la foi s’unissent.
V
Simon de Cyrène aide Jésus à porter sa croix
Un homme ordinaire devient, le temps d’un geste, compagnon de salut.
VI
Sainte Véronique essuie le visage de Jésus
Le linge blanc reflète la compassion humaine ; la lumière s’y imprime.
VII
Jésus tombe pour la deuxième fois
Les teintes s’assombrissent ; la terre accueille l’épuisement du Sauveur.
VIII
Jésus console les femmes de Jérusalem
Un échange muet entre la souffrance et la miséricorde.
IX
Jésus tombe pour la troisième fois
La persévérance dans la douleur ; chaque chute rapproche du salut.
X
Jésus est dépouillé de ses vêtements
Le corps nu, fragile, devient offrande universelle.
XI
Jésus est cloué sur la croix
Le supplice s’efface devant la clarté du ciel : la victoire de la lumière.
XII
Jésus meurt sur la croix
Moment suspendu ; la paix du visage annonce déjà la résurrection.
XIII
Jésus est descendu de la croix
Marie recueille son fils dans un silence absolu.
XIV
Jésus est mis au tombeau
L’obscurité se referme sur la promesse du matin de Pâques.





